Je remarquai à mes pieds une feuille d'érable. Elle ne m'était d'abord pas apparue, ainsi obscurcie par l'ombre que je projetais sur le quai.
Comment était-elle parvenue jusqu'ici ? Il n'y avait aucun arbre à l'horizon ; la gare avait été bâtie en pleine zone industrielle. Le vent l'avait-il soufflée par-delà les rails ? Ou bien s'était-elle posée sur l'épaule d'un voyageur, avant d'en glisser subrepticement ?
Je me baissai et la plaçai dans ma paume. Ses nervures rougeâtres s'étiraient jusqu'aux pointes. À mesure que je la ramenais vers moi, les lueurs du crépuscule sinuèrent entre mes doigts en éveillant ses teintes orangées. La vue de cette braise agonisante dans le creux de ma main m’émouvait au plus haut point.
Debout à ma gauche, un Japonais me considérait gravement.
Que fabriquait cet étranger couché par terre ? Et pourquoi larmoyait-il en tenant une feuille ?
Mon voisin ne pouvait pas saisir les raisons d'un tel émoi. Une chute d'érable ne peut rien produire d'extraordinaire, surtout lorsqu'il s'agit du quarantième ou cinquantième automne auquel on assiste sur l'Archipel.
En revanche, pour moi, celle-ci était à l'origine un rêve : celui de contempler ces paysages flamboyants dont le Japon se pare d'octobre à novembre, du nord au sud. Mais ce qui me bouleversait davantage encore à la vue de cette feuille, c'était le constat que cette fugue tant espérée, ce fantasme d’une jeunesse sans cesse rivée vers des contrées lointaines, était devenue mon quotidien.
Trop tard pour le lui confier ; le train arriva en gare dans un crissement strident et déjà faisait-il la queue le long des marquages peints au sol. Je lui emboitai le pas, avant de m'engouffrer tant bien que mal dans le compartiment.
Même à dix-huit heures, la rame était au bord de l'implosion. Le visage des autres passagers ne trahissait pourtant pas cet inconfort. La plupart se recoquillaient sur leur téléphone, jouant à des casse-têtes, consultant les dernières nouvelles ou tapant frénétiquement des messages sur de minuscules claviers. D'autres encore somnolaient jusqu'à leur destination, la tête inclinée lorsqu'ils étaient parvenus à accaparer un bout de banquette, ou debout, pressant le front contre leur bras arrimé aux poignées suspendues.
Comprimé contre les vitres, je me laissais hypnotiser par les écrans publicitaires. Les entreprises déployaient un trésor de stratagèmes pour captiver les usagers. Certaines, d’ailleurs, ne se gênaient pas pour franchir la limite du mauvais goût. Il était difficile de fuir ce matraquage, tant la moindre parcelle encore en friche se trouvait rapidement couverte de prospectus. J'avais néanmoins fini par en tirer parti : mon occupation principale dans les transports consistait à traquer sur ces affiches de nouveaux idéogrammes qui m'auraient échappé jusqu’alors.
« Tsugi ha, Kumigawa, Kumigawa desu ».
L'écho des haut-parleurs me tira de cette rêverie. Je me faufilai hors du train et quittai la station. Les voyageurs se dispersèrent entre les ruelles étroites de la place centrale, prêts à reprendre leur migration le lendemain matin.
Je poursuivis sur l'artère principale et flânai le long des commerces de quartier. Une boutique de porcelaines commençait à fermer sa devanture. En face, une jeune fleuriste saluait de la tête les passants, attendant que l'un d'eux vînt acheter ses géraniums, ou l'un des bouquets trônant coquettement derrière elle. Depuis le fond de l'allée, l'horizon poudroyait d'un crépuscule de feu. L'automne paraissait à son apogée, lorsque, levant les yeux, le ciel entier brillait de reflets vermeils. Cette toile ardente semblait avoir été brossée par un paysagiste en effervescence, dont les mouvements brusques de pinceau auraient soufflé sur les feuilles d'érable, valsant comme des taches de gouache.
Des enfants à vélo me doublèrent à vive allure et se fondirent bientôt dans ce halo aveuglant. D'autres faisaient la queue à une supérette pour s’acheter le dernier tome d'un manga, après avoir abandonné bicyclettes et cartables contre la devanture. Je me souvins que mon garde-manger était vide pour le soir et y pénétrai à mon tour.
Parmi les montagnes de boites de rāmen instantanées s’empilaient des sucreries aux mascottes adorables, des produits d’entretien, des magazines – dont certains auraient dû se situer bien plus en hauteur – et des bentos déjà pris d’assaut. Je fouillai dans les vitrines et en retirai un plat de nouilles aux légumes, que j'accompagnai de triangles de riz fourrés aux prunes salées.
Je rentrai les bras remplis jusqu’à mon appartement et refermai la porte dans mon dos. Le salon s’obscurcit de nouveau ; ses contours ne se devinaient plus qu’aux lueurs chargées d’une bruine de poussière. Je plaçai mes courses dans le réfrigérateur et m'avachis sur le canapé. Ce besoin d’un havre de paix, de m'exiler du tumulte de la ville, ne m'avait jamais vraiment quitté.
Pourtant, à mesure que les mois filaient, cette solitude devenait pesante. Je me lassais de ces soirées avec moi-même, à zapper sans fin les émissions de télévision abrutissantes que le pays produisait à la pelle. Je préférai garder l’écran éteint pour cette fois et me laisser bercer par le vrombissement des voitures au pied de l’immeuble.
Cela faisait près d’un an que je m'étais expatrié au Japon. Mon entreprise, une multinationale française pour laquelle j’occupais la fonction de juriste, m'avait proposé cette mutation à plus de dix mille kilomètres. Ma directrice me laissa trois semaines, le temps de rendre ma décision.
Deux minutes suffirent.
Ma fièvre nipponne s’était déclarée durant mon adolescence, à la faveur des bandes dessinées et des jeux vidéo qui parvenaient jusqu’aux étagères de l’Hexagone. Mais au fil du temps, les Japonais eux-mêmes étaient devenus une source inépuisable d'étonnement et de fascination à mes yeux. Cette fourmilière grouillante de citoyens disciplinés se dévoila à l’occasion de mes voyages – des néons épileptiques de sa capitale aux effluves d'un temple reclus dans les sommets. À trente-deux ans, cette symbiose spirituelle qui unissait le Japonais à sa mère nourricière en était devenue pour moi une obsession.
S'il y avait néanmoins une chose que je sus déjà tandis que j’apposais ma signature au contrat, c’était que cette solitude me guetterait inexorablement. L’esprit insulaire était trop dense, ses racines trop envahissantes, trop sclérosées par le temps, pour laisser de quoi éclore une graine fraîchement tombée du ciel.
Cela étant, ce sentiment me rongeait déjà en France.
Alors, autant partir.